22/05/2017
Nuits blanches
Comme à chaque fois qu'il se réveillait la nuit Tobias alluma toutes les lumières de l'appartement. Il voulait distinguer chaque meuble et chaque objet. La pénombre l'inquiétait. Elle amplifiait son sentiment de solitude. De plus le silence de la nuit le terrifiait.
Lorsque tout l'espace autour de lui fut éclairé il prit un paquet de copies qu'il devait corriger et s'allongea sur le canapé. Les devoirs étaient plus mauvais les uns que les autres. Avait-il donné des exercices si difficiles à ses élèves? Il savait que ceux-là étaient en filière littéraire mais ce n'était pas, pensait-il, parce qu'ils avaient choisi les lettres qu'ils devaient laisser de côté les mathématiques. Il repensa à son propre parcours. Malgré des prédispositions pour les matières scientifiques, il n'avait jamais négligé les cours de français et de littérature qu'il avait appris avec autant d'intérêt que les cours de biologie et de physique-chimie.
Il rangea les copies et alla se planter devant la baie vitrée du balcon. Le temps s'étirait lentement. Dans l'immeuble d'en face tout le monde semblait dormir. Il aurait aimé voir ne serait-ce qu'une petite veilleuse allumée. Mais rien. Il était le seul à devoir veiller. Le sommeil l'avait abandonné. Il pouvait prendre un bouquin en attendant l'heure de se préparer. Tobias se réfugiait souvent dans les livres. Mais les livres, ce n'était pas les gens. On ne pouvait pas engager une conversation avec eux. Il aurait aimé avoir quelqu'un à qui se confier, quelqu'un à aimer. Or, il semblait être transparent. Personne ne s'intéressait à lui. On ne lui posait jamais de questions lors des réunions, comme si son avis ne comptait pas. Du coup, il s'était peu à peu éloigné des autres. Sans s'en rendre bien compte il s'était isolé. Il ne regardait plus vraiment les gens.
La solitude le serrait à la gorge. Le nœud qu'elle avait passé autour de son cou l'étouffait chaque jour davantage. Les nuits blanches ne faisaient qu'accentuer la sensation. Il avait l'impression par moments de perdre pied. Plusieurs fois il avait évalué la distance entre la rue et le balcon. Oui, il y avait déjà pensé à faire le grand saut. Passer un pied par-dessus la rambarde. Puis l'autre. Et tout serait fini.
Textes précédents: N°1, N°2, N°3
Ce texte a été rédigé dans le cadre de l'atelier d'écriture Une photo, quelques mots n°268 initié par Leiloona. Il n'est pas libre de droits.
15:00 Publié dans Textes originaux | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : textes originaux, écriture, littérature, atelier d'écriture, solitude, actu, actualité | Facebook |
18/05/2013
Un homme sans relief
-"Mesdames, messieurs, je vous ai convoqués ce matin pour vous faire part d'une modification de vos emplois du temps pour les deux semaines à venir. Suite à l'arrêt maladie de Tobias Loseiner, professeur de physique et de chimie, je suis contrainte de redistribuer ses cours et notamment de répartir les classes auxquelles il enseignait ces matières."
La principale du collège connaissait tous les dangers d'une telle annonce: les visages des professeurs qui se crispent en constatant qu'ils devront faire plus d'heures que celles initialement prévues, et une certaine tension dans leur regard. Emelinda Wollenfeld savait par ailleurs qu'elle ne devait faire preuve d'aucune faiblesse, qu'aucun doute ne devait s'installer dans son âme sur le bien fondé de cette décision. Mais les regards des professeurs n'étaient pas faciles à soutenir. Emlinda Wollenfeld sentait sa veste rouge coquelicot peser de plus en plus lourd sur ses épaules. Elle craignait que quelques uns protestent ou posent des questions sur la maladie de Tobias Loseiner. Elle ne se voyait pas leur dire qu'il avait tenté de mettre fin à ses jours en avalant tout ce que son armoire à pharmacie comptait de cachets et de pilules. Les secours avaient été prévenus par une voisine qui était venue lui demander un peu de sucre. Elle avait trouvé étrange qu'il ne réponde pas malgré le rai de lumière qui filtrait sous la porte.
C'était toujours sous la forme d'une image grise, sans ombre qu'apparaissait Tobias Loseiner à Emelinda Wollenfeld. Sa mémoire n'avait jamais réussi à capturer une image de lui en couleur. Un homme gris, sans relief, avec lequel cependant elle s'entendait bien. Même si, à dire vrai, ils ne se parlaient pas souvent. Tobias Loseiner ne posait pas de problème et accomplissait son travail avec une grande rigueur. Il ne discutait que très rarement les décisions prises par la direction. Elle aurait aimé que tous les professeurs soient aussi peu vindicatifs. Par ailleurs, Tobias Loseiner les dépassait tous d'une tête intellectuellement. Il était professeur de physique et de chimie, mais il avait aussi étudié la métaphysique et la philosophie analytique à l'Université de Genève. Puis, il avait choisi de persévérer dans les sciences avec pour objectif d'entrer au CERN. Un objectif qu'il avait finalement abandonné pour une vie plus simple dans l'enseignement. Trop simple peut-être...
Alors qu'Emelinda Wollenfeld concluait son discours, le son de l'alarme se fit entendre. Elle allait pouvoir quitter la salle des professeurs sans se justifier pour aller voir ce qui se passait dans l'établissement. Une fuite qu'elle ressentait comme une évasion plus que comme une échappatoire mais qui fut pour elle une vraie délivrance.
Ce texte a été rédigé pour l'édition 101 du jeu Des mots, une histoire initié par Olivia. Il n'est pas libre de droits, la photo non plus.
22:30 Publié dans Textes originaux | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : textes originaux, écriture, littérature, genève, solitude, actu, actualité | Facebook |